mercredi 29 novembre 2017

Les Acouphènes, Elodie Issartel

O-/mettre le m-/c-asque pour entendre. Au plus fort le son/le sens, qui résonne. En arrière-fond/-pensée puis sur le devant de la scène. Projeté, vibrant. En intra, direct entre les. Oreilles et les deux. Yeux contre le tympan, prêts à imprimer. Upper-cut en bas-relief, basse def. Adresses à la forme indirecte, attention(s) à destination. Take & be, care. E pericoloso sporgersi. Attention lapin, tu risques de te [faire] pincer très fort avec Les Acouphènes d'Elodie Issartel, sorti le 21 septembre 2017 chez Le Nouvel Attila dans la collection Incipit.


Gare. Trains halls voi-x/-es s'enchaînent. Avec une régularité, une précision, une simplicité presque suspectes. Partant, pour l'heure rien ne déraille. Portant le sens, les sons, les visions, la présence. D'une troisième personne. Trop calme. Aux interactions trop mesurées ( « Un comme lui essaie de remonter l'escalier roulant, et dans sa laborieuse progression déséquilibre les gens qui le repoussent sans ménagement » ).

Retour vers le centre : Thomas – son carnet, son crayon, sa sensibilité à fleur de peau – et Samuel sont dans un wagon. Aérotrain et ré(tro)action, métonymies et injonctions : difficile de savoir qui est qui et quoi et quand et où. Des Récalcitrants, de ceux de l'Extérieur, du Centre et du Château où Thomas souhaiterait se rendre. A l'évidence, le sentiment de ne pas être à sa place ( «  comme s'il faisait partie de ceux dont il ne fait pas partie » ). Pas au bon endroit, au bon moment.

« Tout est comme avant mais il ne reconnaît rien. »

A-/E-/I-llu-/i-sions. Découvrir les codes, com-/ap-prendre le b.a. -ba. L'alphabet qu'il faut pour (ne pas) faire partie de la maison, de la bande, du gang. L'ajout, le retrait des majuscules, la suppression des tirets — à part, se dire que l'on aurait du s'y coller plus tôt. A l'écriture lib(é)r(é)e, impulsive, au style direct. Au boulot, au dodo à même le sol couvert du sable qui s'échappe du Château. Se familiariser avec le (non-)lieu, jeu de piste en terrain miné. Et se défendre d'être ce que l'on est/et se justifier d'être ce que l'on n'est pas. Délit de sale gueule et tout ça. D'avoir un flingue/de n'en avoir pas. De faillir être flingué/ou pas. A force d'être fliqué, fouillé, filtré, fiché, fichu, foutu d'avance. Poussé à bout, à l'ultraviolence. Par un monde où les mesures d'exception sont la règle/par la marge qui met la rage. Appelé au calme, en permanence. En attendant, se procurer ce qui manque – eau, gaz, tabacs, légumes frais, produits de base de première nécessité, recharger les batteries – en abondance/prévision. Et se tirer dès que possible.

« Se faire un café et se tirer, c'est ce qu'il va faire. »

Tu parles (tu causes, tu causes, c'est tout ce que tu sais faire) : en marge comme en tête de la horde, Thomas observe, suit, (ré)agit moins, écrit, dessine, prend la parole peut-être plus qu'il ne/le pense/marm-/chant-onne. Avec violence, courage, emphase et poésie. Surpris souvent, entend des animaux traiter les chasseurs en larmes d'abrutis et Samuel le traiter de même, qui le veille et le hante. La fièvre, un rêve, la réalité du cauchemar ( « Quelques petits jouent en sautant à cloche-pied, et à un moment précis et mystérieux, tous se jettent sur lui et le rossent. Et l'enfant subit son sort sans broncher » ). La survie, convalescence ou purgatoire.  Pendant ce temps, le Centre organise les cours et la production, autrement dit : La tranquille économie du pays avec l'appui de ses laissés-pour-compte (« La vêture se voûte, pas de doute, salauds de lambeaux, vaincus à la moindre venture, ordure de pelures de mes deux »). Bad/road trip entre ellipses et solipsisme, où le rythme, le cœur, le souffle tour à tour accélèrent ou ralentissent comme autant d'exercices visant à. Provoquer la transe, simuler le sommeil, accentuer le sursaut (« Il a en tête des mots cadencés par les plaintes de Samuel. ») 


« Merci Samuel. De rien mon gars. De rien mon gars. De rien mon gars. Merci Samuel. De rien mon gars. Thomas marche tête en avant et embroche l'invisible. Il entre dans la forêt, l'ombre le soulage et Samuel n'a plus rien à lui dire. »

MURDER PARTY au Château. Se tirer à balle,s. Perdu.e,s, réel.l.e,s. Une pour le rêve, une pour la route, une pour la nuit – Muse j'étais ton féal, il a dix-sept ans lui aussi. Dépasser la rivière, la Lisière, avec Samuel sur les talons, dans le champ de vision, comme un corps flottant, une nuée de moucherons. Avec des ritournelles et une bonne dose d'aplomb dans la tête (« il n'a pas de plan, il n'en a jamais eu, réfléchir à ce genre de choses l'ennuie »). Mais Thomas est attendu [/recherché]. On a des plans pour lui, des projets comme on dit. Fidèle à lui-même, il s'agace, s'imagine, s'invente (des histoires, toujours des histoires), se crée, s'oublie (« Sa vie sort de lui quand il ordonne le paysage. »), s'en()f(o)u(i)t, se fait complètement f(l)ou. Et ce château qui n'en finit pas d'être, de n'être pas, de disparaître.

« Vous êtes là, vous êtes bien, lui avait-il dit. Rien ne manque tout est là. Et l'homme le met en joue avec sa tartine »

Plus qu'à notre/son tour, il nous/lui faut trouver/jouer des co(u)des, pour échapper à des normes qui n'ont rien de normal quand on/il y pense, prévues par d'autres, dont on/il ignore de nouveau tout. Le nouveau tout avec ses ateliers, ses mesures hygiénistes, sa hiérarchie, ses rendez-vous à rendre fou, sa mythologie d'aliéné – entre la blouse et le maître de cérémonie – ses lieux, ses couleurs qui changent à tous coups. Pas de café, pas d'alcool, à peine du tabac. Le flingue, le téléphone ? Pas là, pas chargé. C'est l'hiver, Irène le demande. Le jardinier éventre un lapin. Vous êtes là, vous êtes bien. Faudrait pas faire les fiers avec le gardien de la lisière (« De l'autre côté il y a une forêt dessinée, c'est beau, mais on ne peut pas en profiter »). Trous/sauts de conscience. Aux saisons, aux châteaux, succèdent les saisons, les châteaux. Bribes, bruits blancs, dame grise, interrogatoires – Me tirer d'ici c'est ce que je vais faire.

« Où est Thomas ?
Sûrement dans la forêt.
Je suis là.
Ah oui.
Qu'est-ce que tu en penses ?

Comme il ne répond pas, ils disent, Te tirer d'ici c'est ce que tu vas faire. »


Réaliste, poétique, casse-gueule et terriblement juste, Les Acouphènes est un saisissant, obsédant et hypnotique conte pré-apo à dormir de boue. Qui (d)écrit et dessine avec grâce, puissance et virtuosité un monde aux hommes rares, aux enfants sauvages, cousins lointains d'Enig marcheur (« Pas d'ennui ici » ) qui ramassent des champis, chassent le sanglier et le chien dans les bois du château pendant que La ville fond. Une Maison dans laquelle la violence et la poésie ne sont plus un jeu, la perte de repères de Quelques rides une bouée sur laquelle s'échouer pour un Petit Poucet à bout. Thomas, entre le carnet et le livre qui ne le quitte pas, étudie des textes, ressasse les multiples références que l'autrice lui glisse entre les oreilles – Rimbaud souvent, Zola parfois – pour mieux (se/lui/nous) poser de vraies questions littéraires, mises en abîme (« Je voudrais que les chapitres soient équilibrés Ils ne le sont pas ») où l'on suit leur progression en même temps que celle du roman.

« Il écrit bizarrement quand même. Moi mes phrases elles sont plus directes.
Les vieux écrivains écrivaient comme ça, c'est pas leur faute.
Oui, mais quand même il aurait pu penser aux jeunes
(…) Moi je trouve qu'écrire ce genre de choses, il faut avoir que ça à faire. »

Dur roman qui défraie, défait la chronique qui cherche à s'en saisir de l'extérieur, comme la face et les volte-face de Samuel semblent aptes à le rendre plus qu'à le faire : c'est à dire inaptes, promptes à oblitérer tout le reste — et donc particulièrement fascinant. Agressé et agresseur, méfiant et inquiétant, lucide et décalqué, autiste, schizophrène, souffrant d'acouphènes ou des voix qu'il entend, homosexuel, migrant : Thomas est tout et rien de tout cela à la fois, sinon. Dans la marge, constamment, personnage pas comme eux, mystéri-/monstru-eux, sombre et enluminé. Un encore-enfant à l'apparence et à la perception étranges, qui fait mais ne veut pas d'histoires/cherche dans sa mémoire les traces d'un passé perpétuellement re(dé)composé/ ne trouve pas automatiquement sa place dans un monde automatisé, aseptisé, consommé, connecté, énuméré, ordonné, sloganisé, signalisé, dont l'allongement de la durée de vie tient à la multiplicité de ses raccourcis et à la périphérie duquel l'on demeure généralement. 


« Il y aurait beaucoup à dire pourtant, c'est un peu du coq à l'âne, et on ne sait pas très bien où vous êtes, dans ce que vous racontez
je suis à l'intérieur, toujours, on le
Oui, mais il y a des flottements, et ces dessins, ça n'a ni queue ni »

Les Acouphènes d'Elodie Issartel est enfin et encore un de ces romans comme l'on voudrait en lire/voir/entendre/parler plus souvent. Un roman borderline efficace et audacieux, qui marche sur les yeux, renverse les usages, ronge les ficelles du métier, les codes usés jusqu'à la corde. Une quête initiatique qui re-trace/-lat(t)e une traversée des frontières entre le rêve et la réalité, la vérité et l'interprétation, la folie et la raison. Un roman d'initiation sensible et profond où tout s'en-/m-mêle, se presse et s'échappe dans une fuite en avant, dans lequel l'on se perd et se retrouve aisément. Avec, au cœur de l'ouvrage, une quinzaine de crayonnés, portraits et paysages, tirés de la besace de Thomas et proposés par Arthur Aillaud, et sur et sous le bandeau les portraits photographiques de ses élèves aux yeux cachés, Elodie Issartel propose avec et chez Le Nouvel Attila un second roman exigeant mais ouvert, somme toute pas si lointain des réalisations du label Othello. 

Texte et photos © Eric Darsan Photo de couverture © Lou & Eric Darsan Contenus (extraits, photographies, dessins, couverture, maquette) : Les Acouphènes © Elodie Issartel, Arthur Aillaud & Le Nouvel Attila 2017

mercredi 15 novembre 2017

Nota Bene : Le dernier cri, Pierre Terzian

[Un]happy few, sorties extravéhiculaires et récupération protoco(rol)laires [lendemains qui déc(h)antent, inaugurer les chrysanthèmes]. S[tra]pontanéité [prendre le train en marche, ne pas rester sur la bordure des quais]. Marketing Monop-holistique [Mon Cul C Du Poulet Bio, L'Art Ces Mes Champs] : telle est la liste non exhaustive des ingrédients et effets secondaires inédits et inattendus qui composent Le dernier cri de Pierre Terzian, sorti le 14 septembre 2017 chez sun/sun dans la collection echo.


« – Emballer un pont. Se tirer une balle dans le genou. Tatouer des porcs. Faire danser des tractopelles. Poignarder une plante. Vivre dans une cage avec un loup. Peindre le portrait de sa mère. Traverser une ville en criant. »

Klaus Grimon, fils de et pas fier de l'être, traîne ses guêtres entre délire et acouphènes, hante les lieux très fermés ouverts aux performances plastiques en toc les plus désespér-ées/-antes, dans l'espoir de [– sa rencontre avec Anna Mardirossian, metteuse en scène éreintée à force d'expédients, et un pétage de plombs/câble/baraque surnuméraire qui va faire de/bien malgré lui Le dernier cri, incarnation d'un milieu et d'une génération, vont le pousser à tenter de – ] sortir de sa léthargie.

Minimal Feelings, L'Igloo, L'Indien Sans Tribu, Redflag : entre blazes, slogans et aphorismes, à travers les vues, vies, et chapitres alternés de ses deux protagonistes, Pierre Terzian nous plonge avec humour et humanité au cœur du vivant et des problématiques de cette faune qu'il connaît bien, dépeint comme déconnectée du réel, non sans histoire mais sans désir, antihéros aux têtes d'a-/en-/ de dé-terrés, (dés)abusés par un milieu-miroir. Freaks naïfs et cyniques, embryons hypersensibles et exhibitionnistes qui tous cherchent comment faire partie (à tout prix) ou sortir (plus modérément) du système, du caractère primaire et castrateur de la culture subventionnée, enfants perdus et gâtés, récupérés et instrumentalisés par le marché.

« Les humains auront complètement assimilé la logique du marketing et l'appliqueront à ce qu'ils ont de plus intime. Ainsi le marché aura réussi sa plus redoutable mutation : il sera devenu la vie même (…) Bientôt les vraies gens n'existeront plus. »

Second roman de Pierre Terzian et premier roman de rentrée des éditions sun/sun, Le dernier cri prolonge le questionnement, la perspective d'une radicalité et le désir de construire ensemble de son précédent opus Il paraît que nous sommes en guerre. Et si l'on peut regretter que ce dernier cri ne réponde pas davantage que Jack London à cette question énoncée par ce dernier dans Quiconque nourrit un homme est son maître, à savoir celle du « candidat-artiste à la littérature au ventre qui réclame et à la bourse vide », sinon par l'absurde, la poésie et le renoncement, c'est bien parce que les alternatives paraissent ici aussi lointaines que le désir est grand de sortir de l'impasse où se rejoignent artificiellement les murs qui séparent la subsistance de l'existence, la création de ses conditions.

Roman post-moderniste sur le post-art, avec en exergue une citation du Chômage Monstre d'Antoine Mouton (dont Le metteur en scène polonais et Imitation de la vie s'attachent eux aussi, à leur façon, à déconstruire l'art à travers ses milieux), Le dernier cri est un bûcher des vanités lucide, cru et efficace, qui évoque immanquablement (et donne plus que jamais envie de se replonger dans) La Société du spectacle de Guy Debord (« Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s’annonce comme une immense accumulation de spectacles. Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation. ») tout en incarnant ce qu'il dénonce, à l'instar de son personnage, sujet devenu (avec autant de sincérité que de second degré, d'ambiguïté que de talent, de questions qui demeurent posées et invitent à aller de l'avant) un objet dérivé que l'on s'arrache.

« Nous sommes de plus en plus nombreux. Ceux qui nous ont rejoints ont trouvé de quoi manger, de quoi produire leur art et des camarades.Nous avons rompu tous nos liens avec les institutions et opté pour l'embuscade, l'assainissement radical et la joie du manque.Nous volons du matériel, rançonnons, détruisons des icônes, enlisons les processus de sélection, continuons à nous infiltrer dans la vie artistique pour en être la source permanente d'implosions juvéniles. Nous sommes l'Inconfort. Le Miroir Déformant. Nous produisons des sensations troubles.
Nous sommes les Groupement Balafre.
Rejoignez-nous. »

Making-of : Le 26 octobre dernier à la librairie Le comptoir des mots, avait lieu la soirée d elancement du dernier cri, animée avec brio par Philippe Guazzo,  qui a su faire lui aussi, évidemment, le lien avec Debord, aux côté de Pierre Terzian, invité d'honneur qui a traversé l'Atlantique à cette occasion pour évoquer le livre et toutes ces questions et de l'équipe de sun/sun qui, depuis sa création, sait, toujours davantage « allier le fond et la forme et faire advenir le sens ».

Pour aller plus loin : lire ce qu'en disent très justement Lou et les feuilles volantes et Hugues pour la Librairie Charybde.