lundi 28 novembre 2016

Conjurations contre la vie, Mon cerveau est une rose, Leopoldo María Panero

Deux livres blancs, d'un blanc comme cassé, jauni par la fumée ou par le temps. Où se distingue l'ivoire sous l'écru, l'histoire sous l'écrit. Volumes pleins, volumes entiers, toujours plus conséquents. Briques d'un chemin qui mène à Leopoldo María Panero, magicien-dose dont la drogue véritable se transmute, se transmet, par l'écrit. Fable fiable et vérifiable autant que puisse l'être le fou. Qui s'écrit, se livre, s'inscrit tant et par-delà bien et mal, dans une œuvre totale.


Après Ainsi fut fondé Carnaby Street puis Bonne nouvelle du désastre et Alcools, voici, parus en septembre 2016 aux Editions fissile, Conjurations contre la vie et Mon cerveau est une rose, recueils de poésies et d'essais, à la fois prophéties et témoignages, d'une vie et d'une œuvre dont le sens apparaît plus clairement au fur et à mesure des publications.

Conjurations contre la vie (Poésie 2005-2010)

Conjurations contre la vie, traduit par Cédric Demangeot, Rafael Garido et Victor Martinez, est l'« Aboutissement d'un long travail collectif de traduction » entamé par les précédents qui rassemble, dans l'ordre chronologique d'écriture, douze recueils dans leur version intégrale. Une traduction et une édition qui rendent hommage à plus d'un titre - linguistiques et politiques - exposés dans le Liminaire de Victor Martinez - à Leopoldo María Panero.

« Oh lumière parfaite de l'ombre 
me voici à nouveau adorant la nuit 
et je dis à Novalis mon adresse et mon téléphone 
et qu'il m'appelle demain 
a six heures 
qui est le sixième sephiroth 
la pitié de Dieu 
pour ce qui fut un homme. »

Poèmes de la folie. Plus linéaires et plus filés. Qui se construisent, s'énoncent plus qu'ils ne s'annoncent, rebondissent par mots clés, poussés par un vent contraire à celui de Ramón Sender avant de retomber en spirale et de s'étendre avec le lecteur,  gisant cénesthésiée aux membres marbrés qui, désorienté, encore ivre de poésie, ne sait s'il continue de tourner sur lui-même ou si l'auteur a simplement changé les meubles de place. La page et le vent, les écrits qui restent — Confer idem et ibidem. L'hyper-inter-intra-textualité débridée. Et puis le bad trip et la danse des sabres. Le réveil, la gueule de bois, la douche froide dans l'aube roide de l'asile. Avec en sus, pour Deuxième tétrastrophe monorime à la Satie, la ruine, le sperme et l'urine. Et, pour tout refuge, le word porn et la pop culture. Retour à Carnaby. Clin d'œil à la Beat generation — QUI (Wö).

Ecriture libre et automatique, à répétition. En rafale. Le vent et la page, de nouveau. La nécessité de donner du sens. Commentaires de dessins, comme autant de tests de Rorschach — Un homme dit à la vie je sais seulement dessiner des bonhommes. Interprétation des signes, divination et numérologie. Dialogue, dualité qui induit. Le mouvement perpétuel des mots - Schizophréniques -  du maudit. Des mots de l'anglais, des mots du levant. Bribes de sagesse comme d'orient, de celles importées, mystère chrétien, mystères antiques - Steiner Dixit - Eleusis et gnothi sauton. Blake, Stindberg, Mallarmé, ponctuation obsédante, le début et la fin, la rédemption et la consolation — « Mallarmé, mon seul ange. » Et Ezra Pound, sorry. Ezra Pound, really? Ezra Pound, comme une litanie. Ezra Pound comme une aporie. 
  
« Comme dernière volonté je veux un poème Qui sauve le monde 
Qui sauve le monde du désir de détruire le monde. »

Nouvelles élégies, égéries, Eliot sans cesse et Bérénice, de nouveau. Et encore, et aussi : Yemaha, Odin, Satan et Jésus-Christ. L'éléphant, le rossignol et le cerf atroce de la folie. La pluie, les fleurs et le fumier. Le rite et la rose. La prière et les pleurs de Leopoldo María Panero. Qui se cite, signe et se signe. Qui prophétise, stigmatise, maudit. Moulin à prières, à vent. Le front comme la tête, l'épée au-dessus et, en dedans, le mystère de la dent. La majesté de la page — « seule la page ne sanglote pas » — son courage, sa folie, l'audace de se mettre au monde via l'écrit. La blancheur de la page, du sperme et de la folie, de la conception à partir de l'immaculée. En corollaire : « Le terrible moment de n'avoir plus rien à penser » (Tris repetita, Omnes vulnerant, ultima necat).

Citations à tire larigot. Comme des notes, des mots. Comme l'on joue, interprète, détourne le sens et l'attention. Les mots pour dire la douleur et le suicide — seppuku. Avec cette vision terrible de la vie, désespérée et solitaire — « Je m'observe moi-même dans le visage de la bise et je vois seulement le vent, partout le vent. » Bûcher des vanités d'un poète piégé, tiraillé entre une écriture et une vie dont les conditions se nient l'une et l'autre, s'offrent et se refusent. A lui, désormais perdu - langue pendue, un peu haut un peu court, jeune homme - pour le monde et la société. Suicidé - trop tôt ou trop tard, trop taré en somme pour dormir ou demeurer, éveillé, ivre de mot et de manque, roulé dans la fange, le fumier : comme l'on apprend sur le tard, sans fard, à vivre en mourant - comme le Van Gogh d'Artaud.


« La seule révolution qui existe est la folie ». Et soudain, sans prévenir, Ma langue tue. L'impuissance du poète à ne rien dire, sinon l'impuissance. Ecrire comme cracher. Avec en exergue la conclusion du Tractatus philosophicus, histoire de tauto et rire du dément, du Golem, ou tout comme. D'un homme qui. Adresse, après quelques Rituels sioux, une Lettre au père qui. Approximations, citations de tête, d'un homme privé de livres — « Une génération ivre et stupide se rit de nous et des livres des bibliothèques ». Incantation, décantation, declamatio, disputatio et figures de style - métaphore, métonymie, synecdote, allitération - maladies en rien panériennes. En guise de remède, quelques Pages d'excréments puis ces Conjurations contre la vie, qui sont comme le Tombeau de Leopoldo María Panero par et pour lui-même. Tant l'on est jamais si bien servi.

Leopoldo María Panero. Qui, touchant et tragique, se conçoit comme Golem. Qui s'explique, renonce, renie. Qui se raconte, début et feint, Abel et Caïn à la fois. Qui décrit, décrie, et dit encore cela : « L'homme est un animal à qui seul le mythe donne le nom d'homme ». Qui revient aux et sur ses Asiles de fou. Qui clame haut et fort — « le fou qui entre ici en parlant de la vierge finit par ne plus rien dire du tout. » Qui prédit avec Blake que : par-delà le mal dit et le mal-être que serait la folie, se trouve une sagesse inédite. Qui évite le fantôme d'Althusser. Qui pointe la responsabilité de l'asile comme Fabrique de la folie. Comme Mesrine, les quartiers de haute-sécurité. Comme la charité, l'hôpital. A raison et en connaissance de cause. En pleine dépossession de ses moyens et possession de son esprit.


« A nouveau mes dents tomberont dans une détonation La détonation de l'électrochoc dans l'ombre ». Violence du réalisme échappé du symbole. Besoin, nécessité de revenir à la fonction apotropaïque, prophylactique de l'allégorie. Au bestiaire panérien. Antéchrist : réalité intérieure, chronique, d'un futur révolu. Poète : réalité du rêve, prescience de la mémoire. Panero : tel qu'il fut pour l'autrui spécialiste, psychiatre ou journaliste — « Je rêve aussi que je suis psychiatre, médecin bizarre, et les larmes répondent à mon effort. » Leopoldo María Panero, qui tombe le masque qu'il n'a jamais eu — Ecce homo, Adamo me fecit. Qui dit encore, simplement, humblement : « je vis dans un asile de fou, si j'en sors les hommes me mordent ; je peux dire de moi que j'aime Beckett, et une page de Borges, auteur dont j'ignore s'il est ressuscité ou interné. »

« Qui ai-je été ? J'interroge le garçon de café. Qui est cette ombre qui feint d'écrire ? » Il y a quelque chose de la prémédic/tation et de la prémonition, de la détermination chez Panero. Dans ses thèmes, ses assertions, son expression. Qui se dessinent et s'affirment toujours plus résolument. Dans lesquels il cherche. Au mieux la vérité, s'il en est. Du moins une consolation, besoin irrassasiable. L'écrit comme une drogue, un vice, une maladie. Comme le cerf de la folie qui traverse la page. Face à lui, à nous, à moi. Souvenir d'avant l'âge du faire et de la geste. D'un médecin fou : les artistes sont des malades. D'un ouvrage de psychiatrie lu à la laverie : nettoyage à sec des génies. Des roulements de tambour, des bruits de bottes : la marche des porcs, talon après talon — « Je me souviens qu'une fois j'ai eu des yeux et que je regardais avec dégout le mouvement. » Détournement. Des yeux, des citations  —  « le langage est un système de citations » Borges l'a dit, sans savoir à qui.  

 
« Le mot mot ne veut rien dire » - Le mômo. 

Il y a encore ce beau texte sur Noël, boule à neige que l'on secoue en scandant — « Noël, Noël, doux Noël. Noël, blanc Noël ». Noël panérien, beau et cru et cruel qui heurte et brise le plafond de verre et les parois, traque et révèle la vraie nature du père. Noël panérien, en somme. En somme encore, une et dernière, cette Sphère. « L'important est de savoir conclure », les plaisanteries les plus courtes, disait ma grand-mère. La sphère dans la sphère — « J'invente des histoires drôles pour me faire rire moi-même. » Dernier aveu, dernier inventaire. Et puis se taire. Se terrer de terreur, atterré déjà d'avoir épuisé, éclusé, le chant de l'impossible clameur. De s'être joué de soi plus qu'à son tour sans être dupe. A rêver au retour. Des dieux. A porter aux nuées la salve, le festin nu. A charrier Charon. A tenter encore une in-flexion. Une Réflexion. 

  Mon cerveau est une rose & autres essais (1975-1997)

Fils et droguet, frange et semence, biais et résilience : le vocabulaire du tapissier siérait à souhait à qui voudrait caractériser Panero et ses poèmes — lames dans le métier de basse lice. Jusqu'ici l'on n'apercevait que les fils au revers, l'écheveau. Avec Mon cerveau est une rose & autres essais apparaît l'âme et l'armure qui, de boucle en boucle ont tissé ce brocart de pensée dans le droit fil des publications précédentes, parfois contemporaines. Où l'on retrouve les thèmes dévidés ici tramés comme la Tapisserie de l'Apocalypse. « Compilation d'articles, essais et conférences publiés par Leopoldo María Panero des années 70 aux années 90 », traduit et postfacé par Victor Martinez seul, qui avait déjà co-œuvré aux Conjurations et à Carnaby, Mon cerveau est une rose & autres essais, comprend Avertissement aux civilisés (1980 — 1986), Mon cerveau est une rose (1987-1997) et un Appendice, Prologue de Mathématique démente (1975) qui, seul, est écrit hors l'asile.

« Ce n'est pas de la rhétorique, 
c'est à prendre au pied de la lettre 
— littéralement et dans tous les sens. »

Avertissement aux civilisés, de l'isolé aux isolants, sur ce que sont. Le désir de révolution : un carnaval des fous. La psychiatrie :  un sacrifice rituel. La paranoïa, la psychanalyse et l'art : donner du sens à ce qui n'en a pas. L'homo normalis : un objet. La succession des thèmes et leur valence qui révèle. Un instantané de l'homme, sa lucidité entière, la pénétration de sa pensée, la clarté de ses propos qui contraste. Complète, la figure, le portrait du jeune homme en artiste, homme total - « surhomme oui, mais pas extra-homme » - alter ego et idéal de Bonne nouvelle du désastre. Ici plus question de saouleries, de vision, de légende épique autrement que pour éclairer leurs rouages. Et découvrir, derrière le rideau, un Panero - vie et œuvre, et pensée surtout - vif et précis et, à son corps défendant, philosophique - dans un exercice de vérité troublant.


Mon cerveau est une rose, recueil dans le recueil, divisé en quatre hémisphères : Identité, Drogue, terreur, LSD. Drogue contre drogue, livre contre live, le combat, voyage initiatique, entreprit par Panero nécessite un guide, une discipline : Il faut pratiquer la poésie. Faire corps avec elle. Abolir toutes les frontières. En finir avec la séparation. Ennemi implacable de la psychocratie et de sa guerre contre le noir, le juif, le fou, Panero nous offre dans ces « articles, essais et conférences » une leçon magistrale, subversive et passionnante, qui bouscule - sans les habituels ménagements et aménagements de l'exposé, ni prendre de ces raccourcis qui nuiraient à sa démonstration - la normalité et l'institution qu'il entend confondre. Le langage, ici, est celui de l'autorité, ses références, les siennes. Lorsque, soudain, surgit la poésie, la poétique, la — POIESIS.
 
« Brisez donc tous les livres, ou lisez-les enfin. 
Placez le sens en son lieu, dans le présent 
ou dans ce que nous nommons, étant donné sa misère, la vie : 
il n'y a pas d'autre révolution. »

Découvrir la chose en soi. Détruire la réalité. Faire parler les pierres, l'événement pur. Distinguer le singulier de l'attendu, l'inattendu de la causalité. Par le détournement et la répétition, l'alchimie, la télépathie, la Kabbale. Par une vision magique qui, contre toute attente, renforce la cohérence des propos et offre dans le même temps une nouvelle taxinomie des rapports sociaux. En sciences sociales, comme en littérature, la culture de Panero est aussi large que varié, sa capacité à lier ces connaissances redoutable, et ses références désormais explicites - d'Artaud à Nietzsche en passant par Lacan. Ainsi paré, aguerri par son expérience, avec la même force démonstrative qu'Alain dans Les dieux, il mène une lutte sans merci.


Contre la pseudo-morale, artificielle et opportuniste. Qui sert d'assise à la bourgeoisie. Qui exerce un « contrôle social de la perception aussi monolithique et nazi ». Qui ne tient pas debout, s'appuie sur ses bras armés que sont la police et la psychiatrie, seule véritable maladie cause de tous les troubles. Contre la vie déjà, le poète crie, écrit, prescrit. « Je ne bois pas (la vérité est que je ne bois pas) » dit Panero dans Le vin et le haschich. Alors, quoi ? Toute la pharmacopée disponible sur ordonnance. Tout sauf ce qu'il désirerait. Drogué malgré lui, Leopoldo María Panero, qui ne peut s'anéantir - ni pour se détruire tout à fait ni pour se libérer totalement - se livre à travers tous les recueils de cet ouvrage à une démonstration de force qui contredit le diagnostic médical de la folie, mais conforte la puissance créatrice de celle-ci.

« Et le fou erre, mais ne ment pas et mon cerveau est une rose.» Qui dialogue avec ses compagnons de misère : Artaud, Nietzsche et Hölderlin, mais aussi Wittgenstein, Reich, Deleuze, Bataille, Debord et Blanchot. Qui explore la géométrie non-euclidienne, les univers parallèles et l'anti-matière. Qui interroge l'existence de Dieu et « la voie du premier Marx ». Qui élabore la sainte trinité panérienne du rapport au corps, à l'obscène, à l'enfance sous l'angle du bouc émissaire, du maudit et de l'excrément. Toute une cosmogonie en somme qui tourne autour d'« une révolution de la perception » et se dresse. Contre la critique comme rite — funéraire et industriel, donc mortifère. Contre la traduction servile. Et pour la création — version et per-version.
 

Toutes choses mises en théorie et pratique, déjà, dans cette troisième partie en forme d'Appendice intitulée Prologue de Mathématique démente, datant de 1975, mais fort justement placée à la fin de cette édition, étude de cas qui gravite autour de l'œuvre de Lewis Carroll à grand renfort de démonstrations, de détours et détournements d'affluents – « les verba ficti que sont alors tous les mots ». Toutes choses qui forment, refusent, introduisent et appellent à la fois — à la suite de Victor Martinez dans sa Notice du traducteur qui conclue ce volume — une herméneutique de l'œuvre hérétique et hermétique de Leopoldo María Panero.


Texte et photos © Eric Darsan. Extraits et citations proviennent de Conjurations contre la vie et de Mon cerveau est une rose © Leopoldo María Panero,  fissile 2016. Videos : Quelque chose qui va et qui va © Christophe Tarkos, Compagnie du Si et Trio d'en bas et Un Día con Leopoldo María Panero, de Jacobo Beut, avec Carlos Ann et Enrique Bunbury, 2005.

Remerciements à Cédric Demangeot, à Aurelio Diaz Ronda, à Victor Martinez, à Rafael Garido, à Andy Sénégas, aux éditions fissile, aux éditions Le Grand Os, à tous ceux qui s'associent et se consacrent à ce remarquable travail de traduction, d'édition, de diffusion - et à qui je dois et dédie la découverte et cette immersion dans - de et autour de l'oeuvre vaste et dense de Leopoldo María Panero.

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